Chapitre I : La vérité aux prises avec les comportements
Voici ce qu’affirmait le Pape Jean-Paul II dans son encyclique Veritatis splendor : « Appelés au salut par la foi en Jésus Christ, ‘‘lumière véritable qui éclaire tout homme’’(Jn1, 9), les hommes deviennent ‘‘lumière dans le Seigneur’’ et ‘‘enfants de la lumière’’ (Ep 5, 8), et ils se sanctifient par ‘‘l’obéissance à la vérité’’ (1 P 1, 22).
Cette obéissance n’est pas toujours facile. A la suite du mystérieux péché originel, commis à l’instigation de Satan, ‘‘menteur et père du mensonge’’ (Jn 8, 34), l’homme est tenté en permanence de détourner son regard du Dieu vivant et vrai pour le porter vers les idoles (1 Th 1, 9), échangeant ‘‘la vérité de Dieu contre le mensonge’’ (Rm 1, 25) ; même la capacité de connaître la vérité se trouve alors obscurcie et sa volonté de s’y soumettre, affaiblie» [1].
Dans le présent chapitre, prenant le cas précis de notre pays le Burkina Faso, nous exposerons les situations que nous considérons comme obscurcissant la vérité dans quelques couches sociales et même dans la famille religieuse dont nous faisons partie. Car nous estimons que ‘‘la capacité de connaître la vérité’’ est flétrie et ‘‘la volonté de s’y soumettre’’, est même repoussante.
Pour que le feu de la vérité ne s’éteigne pas, nous nous prêtons à le maintenir parce que nous le sentons vaciller dangereusement sous les éteignoirs du mensonge. Mais de quelle vérité s’agit-il ? La question n’est pas la reconnaissance d’une multiplicité de vérités mais plutôt un souci de précision de la vérité dont nous parlerons.
Et qu’entendons-nous par liberté et libération ?
I.1 La notion de v
I.1.1 Dans la pensée philosophique[2]
Dans la pensée philosophique, Nietzsche a trouvé que dans la recherche de la vérité, ceux-là mêmes qui la recherchent visent en fait la sécurité qu’elle procurerait. Ainsi, chez lui, la vérité devient utilitaire[3]. Le commerçant par exemple dira que la vérité est l’ensemble de tous les bons moyens qui lui permettent d’augmenter son avoir. Le politicien dira que la vérité c’est le respect et la promotion de son pouvoir… Mais la vérité ainsi définie perd sa valeur spécifique, elle n’existe que pour servir à quelque chose, à la représentation que notre esprit offre favorablement des choses.
Parlant de critères, plusieurs penseurs ont trouvé que : le vrai, c’est ce qui est cohérent. La cohérence se manifestant comme une succession logique d’énoncés comme dans le fameux syllogisme de Socrate : « tous les hommes sont mortels. Or Socrate est un homme. Donc Socrate est un mortel ». Bien que la cohérence soit un bon critère, elle ne peut empêcher de tomber dans l’erreur si l’affirmation de départ n’est pas vraie ; par exemple « tous les élèves d’une classe de troisième réussiront à leur examen. Or Philippe est un élève de la troisième. Donc Philippe réussira à son examen » ; n’est-ce pas oser une affirmation qui peut être radicalement fausse ? Ainsi donc, la cohérence ne garde sa valeur irréfutable que dans les sciences exactes uniquement.
D’autres penseurs croient que la vérité est la conformité avec le réel. Est donc vrai ce dont l’idée ou la description est conforme à la chose elle-même dans sa réalité. C’est la pensée de Kant, des Scolastiques et de Saint Thomas d’Aquin : « Adaequatio rei et intellectus »[4] (adéquation entre la chose et l’intelligence). Bien que cette approche soit appréciable, il convient de reconnaître que nous faisons la comparaison entre l’impression que les choses font à notre esprit et l’idée que notre esprit en forme. Donc d’une personne à une autre, cette impression et cette représentation de l’esprit peuvent différer, enlevant à la vérité son objectivité.
Descartes, quant à lui, nous propose l’évidence comme critère de la vérité. Est évident, ce qui est indubitable, infaillible, ce qui ne veut pas dire parfait ; car ce qui est évident chez Descartes n’est pas donné au départ, mais après de longs efforts pour écarter au maximum les erreurs. Ainsi donc on s’aperçoit que la notion de vérité s’améliore considérablement. Mais, écarter le maximum d’erreurs revient à dire que l’esprit de l’homme ne peut pas atteindre la vérité limpide et parfaite. Reconnaître donc que l’esprit ne peut pas atteindre toute la vérité doit nous disposer à accepter les limites de l’esprit de l’homme ; et cela aussi, c’est la vérité. Mais que nous dit la tradition africaine ?
I.1.2 Dans la tradition africaine
Selon la tradition africaine, la vérité a plusieurs visages.
Est vrai ce qui est conforme à la coutume. Ce qui ne voudrait pas dire que tous les aspects de la coutume sont positifs et valeureux. La coutume est la table de la loi traditionnelle dans laquelle se trouve les normes et les valeurs culturelles et sociales[5]. Le respect de cette coutume et la vie selon cette coutume rend vraisemblablement compte de la vérité. C’est dans ce sens que le conte est vu comme un moyen d’éducation aux valeurs sociales : « les contes secrètent la substance du savoir-vivre et du savoir-être des Africains. A travers un personnage emblématique, le héros, incarnation des valeurs hautement positives de la société, le conte indique aux individus ce que doit être l’homme idéal, la femme idéale et l’enfant idéal. Ce n’est pas un hasard si les contes magnifient la bravoure, l’intelligence, la fidélité, l’amitié, la ruse et fustigent la lâcheté, la bêtise, la traîtrise et autres perversions. Les messages livrés sont d’autant plus explicites que les contes mettent en scène un univers manichéen où les bons finissent par triompher des méchants dans la majorité des cas »[6]. La parole des parents est aussi un moyen d’éducation de la conscience droite… Mais la modernité mal assumée semble dénaturer l’homme traditionnel si bien que les contes n’ont plus leur valeur éducationnelle ; le grand monde des média et le subjectivisme moderne semblent retirer la parole aux parents et laisser libre cours à la conscience de l’enfant qui se développe seule. Peut-on espérer un recours sérieux à rechercher le réel dans sa solidité première ?
Ensuite, est vrai selon la tradition africaine tout ce qui permet de garder solides les relations familiales. Le souci des hommes dans la tradition est très marqué par leur volonté de rechercher le bien-être familial. Dans cette perspective, tout ce qui favorise cette relation a valeur de vérité. La vérité dans ce sens consiste plus à rechercher une réussite de sa responsabilité, le bien-être de sa famille que la recherche d’une valeur objective sociale. Cela semble entacher l’homme traditionnel et même inconsciemment. Mais l’écoute des hommes des autres traditions que les mélanges culturelles offrent à notre monde n’interdit-elle pas de suivre aveuglement ce qui traditionnellement semble acquis et bon pour tendre vers le bien de plus en plus objectif ?
Si dans la pensée philosophique la vérité est une qualité de l’intelligence, dans la pensée biblique, elle est le réel lui-même[7]. La première réalité étant Dieu lui-même « Je suis » (Ex 3, 14) et la deuxième réalité étant la créature telle que Dieu l’a faite, la connaît et la veut « il a tout créé pour l’être » (Sg 1, 14)[8]. Ces deux aspects (Dieu et sa créature) se rejoignent dans le primat du réel qu’on n’invente pas, que l’on cherche à connaître, que l’on respecte, auquel l’on se soumet, dans lequel l’homme entre sans jamais l’embrasser, le posséder. La solidité du réel et la fidélité à ce réel fondent la vérité biblique. Jésus Christ est donc la Vérité-même parce qu’il est la réalité-même de Dieu et il est aussi pleinement la réalité-même de l’homme créé par Dieu. Finalement, celui qui recherche la vérité c’est celui qui se conforme à l’image de Dieu en lui et vit non pas en inventant son monde mais en s’accordant au réel tel qu’il est, c’est-à-dire dynamique, solide et inchangeable.
I.1.4 La vérité pour la modernité
Il semble que le subjectivisme depuis Descartes a donné lieu à une suprématie de l’homme en tant que sujet. Et aujourd’hui, on assiste comme à la dictature du relativisme pour paraphraser le Cardinal J. RATZINGER[9]. Sur cet état de faits, disons avec Frédéric LOT que « une parole a autorité si elle est capable d’éclairer, de guider et de faire grandir. Or le relativisme dont notre société est profondément pénétrée, consiste à ramener toute parole au même niveau : aucune parole ne peut s’imposer au nom de la vérité car toutes les paroles auraient la même valeur. C’est dire finalement qu’aucune ne vaut. Selon cette conception il n’y a plus d’erreur ou de vérité, mais seulement des points de vue différents »[10]. Si le relativisme est l’une des formes les plus libérales de notre temps, le fait qu’on ne veuille plus vivre que par lui fait de lui une dictature. Ainsi, est devenu vrai ce qui plaît, ce qui est efficace pour soi, ce qui rapporte… Ou encore, est vrai ce qui se fait par tous (les sondages, l’opinion publique…) Autrement dit, la vérité c’est ce que la majorité pense et veut. Les jeux de sondages, de multiples marches de groupes ont permis par exemple à certains pays de légitimer l’homosexualité, d’accepter l’avortement, l’euthanasie, la reproduction in vitro…
L’autre face de la vérité est l’égalitarisme que proposent nos démocraties. Est vrai ce que chacun croit fermement l’être. Le point de vue d’autrui ne pouvant plus être une référence qui puisse contraindre, le laxisme acquiert une valeur de vérité ; et chacun fait comme bon lui semble et considère cela comme vérité.
Mais, pour ce qui est de notre travail, la vérité c’est le Christ à qui rien n’est caché et par qui tout est révélé. Avec lui, la totalité de la vérité est donnée puisque Dieu qui est Vérité se fait visible et dévoile tout ce qui était caché. Ainsi donc, nous recentrons la vérité dans toute son objectivité dans le Christ. Nous nous intéresserons non seulement à ce qui est à la fois cohérent et conforme à la réalité mais aussi à ce qui est évidemment clair et distinct. « Est ‘‘vrai’’ ce à quoi l’homme peut se fier, vers quoi il peut orienter sa vie »[11] ; Jésus Christ, Fils de Dieu et Médiateur entre Dieu et les hommes est pour nous cette référence, celui à qui peuvent se fier salutairement tous les hommes, celui vers qui tout homme peut orienter sa vie et ne jamais être déçu. En somme, il s’agira de tout ce qui conduit au bien, de la vérité morale comme adéquation, une adéquation non seulement entre la pensée et la réalité simple mais surtout une adéquation pour les chrétiens entre ce qu’ils sont et ce qu’ils annoncent, avec une plus vive interpellation aux agents pastoraux qui sont des exemples et des références à qui incombe en premier l’annonce de la vérité.
I.2 La liberté et la libération
Pour plusieurs personnes, la liberté est l’autonomie ou l’indépendance ou encore la possibilité absolue de faire ou de ne pas faire une chose.
Mais nous pouvons retenir que la liberté est une faculté ou une disponibilité à opérer un choix droit et judicieux dans les différentes situations. Ainsi la liberté est à l’esclave l’état contraire de son état de servitude et surtout du manque de choix dans ses initiatives.
Rejoignant Giorgio Campanini, nous pouvons reconnaître que « La caractéristique du chrétien est une triple liberté qui pourrait, avec Franz Böckle, être définie ainsi : liberté par rapport au péché (grâce à sa justification dans le Christ, l’homme devient libre de la soumission au mal) ; liberté par rapport à la loi (celui qui s’ouvre à l’Esprit est au-delà de la loi) ; liberté par rapport à la mort (l’amour de Dieu est pour toujours, la mort est donc définitivement dépassée : Rm 6, 21+) »[12]. La libération donc du péché, de la mort et de la loi donne au chrétien d’être au fond de lui-même disponible à se décider pour Dieu dans l’amour et lui permet de passer de la loi qui fait peur à la loi d’amour qui porte vers Dieu et vers le frère sans contrainte. Cette liberté chrétienne n’est donc pas une libération de tout mais une libération des entraves aliénantes et un attachement aux liens plus valeureux. On devient esclave du bien et de l’amour.
La libération quant à elle, si elle est « l’Action de rendre libre une personne prisonnière » ou « l’Action de délivrer un peuple de la servitude »[13] selon son entendement général, nous la posons dans notre travail comme délivrance de la servitude du mensonge, délivrance de la servitude de l’exploitation abusive et anormale des consciences par les plus forts et les plus influents pour des fins injustes et malsaines. Jésus a été le combattant farouche de cette cause et il s’y est donné jusqu’à la mort et à la mort la plus infâme. La nuance entre liberté et libération, si on l’admet, est liée au fait que la liberté est une bonne disposition à réaliser quelque chose de bien et la libération est rédemption, c’est le salut, c’est une délivrance effective.
Il nous semble donc nécessaire de rendre à l’homme sa conscience morale pour qu’il puisse être capable de marcher dans la liberté ; et le chemin de la libération qui donne la liberté et la dignité, c’est la vérité.
[1] Jean-Paul II, La splendeur de la vérité, lettre encyclique Veritatis splendor du 06 Août 1993, Mame/Plon, Paris 1993, n°1, §2, p..4.
[2] Pour cette partie, nous nous sommes inspiré de Peter HENRICI, « Sophistique et philo-sophie », in Communion, XII, 4 (1987), pp. 16-31.
[3] Frédéric NIETZSCHE, Par delà le bien et le mal, Mercure de France, Paris, 1963, §192, p.123.
[4] François MARTY, « La vérité », in Revue « Philosophie » de l’Institut Catholique de Paris, 8, (1983), p.110.
[5] Blaise BAYILI, Religion, droit, pouvoir et Politique au Burkina Faso, Les lyéla du Burkina Faso, L’Harmattan, Paris, 1998, p.182.
[6] Apollinaire Cécé KOLIÉ, « mensonge et vérité dans les contes africains », in RUCAO 24, (2005), pp.15-16.
[7] Dictionnaire Encyclopédique de la Bible, BREPOLS, Paris 1960, article : ‘Vérité’, p. 1900 : la notion biblique de la vérité, de son origine hébraïque ‘emet signifierait la solidité, la constance, la réalité sûre.
[8] La note ‘‘b’’ de ce verset dans la Bible de Jérusalem, précise : « Dieu, « Celui qui est », Ex 3, 14+, a créé toutes choses pour qu’elles « soient », pour qu’elles aient une vie réelle, solide, durable».
[9] Joseph Card. RATZINGER « sur le relativisme » in La Documentation Catholique, 2151, pp. 29-37.
[10] Frédéric LOT, « parole et éducation », in RUCAO 24, (2005), p. 23.
[11] Dictionnaire Encyclopédique de la Bible, p. 1900.
[12] Giorgio Campanini, « La liberté chrétienne », in Dictionnaire de la vie spirituelle, Cerf, Paris 1983, pp. 624-625.
[13] Le Petit Larousse, Illustré 2001, dictionnaire de la langue française, LAROUSSE, Paris 2000, mot ‘Libération’.