Il est bien vrai que beaucoup de bonnes choses sont faites dans la société civile burkinabè. Il y a des politiciens honnêtes qui se battent jour et nuit pour le bien commun et pour que la cité ne tombe pas. Des chefs de service qui se donnent corps et âme à leurs tâches et se soucient vraiment du sort de leurs employés. Il y a bien des hommes de bonne volonté qui ont une confiance inébranlable en l’homme.
Cependant il reste encore beaucoup de défis à relever dans le sens de tendre perpétuellement vers le bien. Le présent travail, sans prétendre donner toutes les solutions aux maux dont souffre la société burkinabè actuelle, veut montrer le grave devoir qu’a l’homme de s’efforcer à ressembler au mieux à son créateur qui est Dieu et interpeller vivement l’homme afin qu’il se donne dans le sens du bien, du vrai, en enfant de Dieu.
Un éminent professeur d’Université n’a pas hésité à dire que la «politique en Afrique [est une] perpétuelle persécution de la vérité »[1]. Quelle affirmation ! Mais une affirmation vraie, en ce sens qu’elle correspond à la réalité dans bien de pays parmi lesquels le Burkina trouve sa place. Au Burkina Faso, on peut sans exagérer reconnaître que des autorités gouvernantes qui devraient aider le citoyen à s’épanouir se transforment quelquefois en bourreaux, levant haut le sabre pour frapper celui qui ne se lance pas dans leur danse. Des opposants politiques pendant longtemps ont subi d’ignobles sorts[2] ; les journalistes n’ont pas comme dans les autres pays une liberté d’expression[3] ; et les étudiants ont intérêt à se taire[4] et d’innombrables irrégularités sont partout présentes[5].
Cette ambiance nationale, à n’en pas douter, a créé la panique générale dans l’esprit de plusieurs Burkinabé, y compris bon nombre de chrétiens catholiques.
Tout cela, ajouté à la peur de l’autorité que les coutumes royales du pays imposent, a fini par avoir raison de plusieurs consciences, les détournant de la voie de la vérité. Et voici ce qu’affirme en définitive en 2006 un jeune journaliste Burkinabé de 32 ans : « C’est difficile. Tu sors aujourd’hui, tu sais que si tu te courbes, on te nomme directeur quelque part. Tu restes sur ta position, ta vieille P50 va te conduire dans les rues de Ouaga jusqu’à ce que tu crèves… les gens ont compris qu’il faut rentrer dans le système et tu avances. Aujourd’hui, tout ce qu’on te demande, c’est de faire comme les autres »[6]. Le ‘‘tu te courbes’’ et le ‘‘faire comme les autres’’, c’est l’ensemble de ces pratiques qui, soutenant le libertinage des autorités au pouvoir, arrivent à soustraire à l’homme sa liberté et sa dignité, pour ne lui laisser que la seule et lamentable préoccupation de garnir son ventre et sauver sa peau. Autrement, pour jouir des avantages citoyens, il faut être au service du pouvoir, c'est-à-dire être un ‘‘pion’’ à sa disposition pour cacher ses laideurs et pour œuvrer même indignement en sa faveur[7]. Il n’y a plus de référence morale et les chrétiens ne sont malheureusement pas du tout en dehors de ce sinueux décor. Le Christ, en mourant pour nous, nous montre son amour. Et cet amour appelle l’homme à être libre d’une liberté qui a sa source dans la vérité de son être et de son agir. Les contraintes qui empêchent cette réalisation empêchent du même coup l’avènement du salut de l’homme.
Comme une suite logique de ce qui se fait sur le plan politique, dans le domaine professionnel, une incommode situation demeure également.
I.2.1 Sur le plan professionnel étatique
On ne peut pas oublier l’effort de certains hommes politiques soucieux non pas de leur propre sort mais de celui de tout le peuple pour lequel ils usent leur vie. Il faut reconnaître cela et les en féliciter ; car c’est en cela aussi que prend sens la vérité.
Mais notons la présence de ce qu’on appelle couramment ‘‘affairisme’’ dans le pays. Cet affairisme qui consiste à acquérir des fonctions par relations interposées ou par corruption[8] constitue une situation incommode. Des postes qui devraient être occupés par Concours et sur la base de la qualité intellectuelle et du savoir-faire sont vendus. Conséquence, on a des hommes qui sont à des places où ils ne devraient pas être. Le bien commun devient l’avoir légitime d’un monarque. Le service de la nation est considéré comme une offre personnelle, et le dû du travailleur devient un don. Le sens du bien s’envole pour ne laisser sa place qu’au profit personnel égoïste.
Il est bien évident que le Christ est la personne qui n’a pas toujours cherché à favoriser ses amis qui le suivaient : il qualifie Pierre son ami de « Satan » (Mt 16, 23) et aux deux frères Jacques et Jean il refuse les postes qu’ils demandent : « vous ne savez pas ce que vous cherchez » (Mt 20, 22). La vérité dont témoigne le Christ et que tout chrétien doit rechercher empêche cette façon de donner ou de chercher du travail.
I.2.2 Sur le plan professionnel privé
Bien d’employeurs prennent leurs ouvriers comme des frères ou comme leurs fils mais ils sont insignifiants devant le grand nombre qui ne connaît pas cela.
Ce qui est déplorable dans ce secteur est l’exploitation, souvent abusive, des travailleurs aux fins des entreprises. L’ouvrier est tenu de suivre bon gré mal gré les recommandations de l’employeur ; que ces recommandations soient bonnes ou non. Autrement, les employés deviennent des hommes à tout faire sinon ils perdent leur travail au profit d’un grand nombre de chômeurs aux aguets[9]. Les employés, à cause de la pauvreté se soumettent jusqu’au point où ils perdent d’une façon plus ou moins consciente leur liberté et ne savent plus quelle est la valeur de leur dignité. Ou encore par l’habitude de supporter le mensonge comme un bien, ils en arrivent à mépriser la vérité pour ne rechercher que ce qui facilite le gain de plus en plus, même s’il faut dédaigner leur personnalité[10]. Comment peuvent-ils être sauvés dans une telle situation où leur conscience n’est plus maîtresse d’elle-même et où leur ligne de conduite morale au fur et à mesure ne saurait suivre objectivement ce qui est bien ?
I.3 Dans les domaines purement sociaux[11]
Qui hésiterait à reconnaître l’amour que les agents de la santé ont pour l’homme ? Personne ! Il convient bien de l’avouer. Et si plusieurs Burkinabè savent lire et écrire, penser et oser le développement du pays et de l’homme Burkinabè, on le doit à l’effort des enseignants.
Cependant, se limiter à affirmer cette vérité et minimiser les manquements serait une faute grave de la part de ceux qui voient.
Plusieurs hôpitaux sont devenus des lieux de grande corruption[12]. Aux urgences, bien souvent les malades sont sélectionnés par rapport aux ‘‘dessous de table’’. Des infirmiers et docteurs prescrivent des produits supplémentaires aux malades qu’ils vont récupérer pour vendre avec d’autres patients et non pour sauver la vie du patient qui les achète. Des patients sont intentionnellement orientés vers des pharmacies par intérêt non avoué. Des sangs de transfusion sont dérobés pour être vendus à d’autres patients et la liste des mêmes acabits n’est pas exhaustive[13]. Et voilà ce qu’affirme une infirmière prise en flagrant délit : «Que veux-tu ? Ce sont nos Business aussi»[14]. Et dans ce jeu, les patients et leurs parents ne disent rien soit à cause de leur malade qui est entre les mains des infirmiers, soit par simple peur. Et monsieur le directeur de l’hôpital Yalgado OUEDRAOGO en 2001 le reconnaît puisqu’il affirme que « si certains patients dénoncent les ‘‘rackets’’, beaucoup d’autres préfèrent se taire par peur du personnel soignant »[15] Alors, on peut légitimement se demander quel monde bâtit-on ?
Tout comme ailleurs, dans les écoles, beaucoup d’élèves sont surexploités injustement. Des filles font le ménage de leurs enseignants par contrainte et même se livrent à ceux-ci par peur. Des professeurs vendent des notes contre des soirées en compagnies galantes et utilisent des étudiants pour réussir leurs initiatives. Dans certaines écoles primaires, les cantines scolaires deviennent le magasin de ravitaillement des enseignants, des membres des Associations des Parents d’Élèves, de leurs amis et parents.
On pourrait être sûr que les chrétiens ne se démarquent nullement de ceux qui agissent de la sorte, et en sont souvent des acteurs inquiétants. Alors surgit cette question troublante : que se passe-t-il dans les familles ?
La famille est la première responsable de l’éducation des citoyens[16] ; peut-on y déceler des germes de manque de vérité ? Il y a des familles dans lesquelles on trouve une joie de vivre et où les membres sont si bien éduqués que l’on penserait volontiers à un prélude du ciel à venir.
Cependant il y en a qui posent problème quant à l’harmonie qu’elles produisent. Il est nécessaire de se connaître assez bien avant de s’engager dans la vie de foyer. Peu de couples commencent sur cette bonne lancée hélas ! Et on constate un peu partout que les conjoints se trompent mutuellement en infidélité oubliant que « Plus l’amitié est vraie et de qualité, plus elle aide l’autre à grandir, à être lui-même »[17]. Sans cela, il est évident que ce qui pousse à être infidèle poussera également à être faux dans les relations familiales et sociales.
Si certains parents par négligence ne remplissent pas leurs devoirs de parents : nourrir, vêtir, soigner et loger ceux dont ils ont la charge, quels genres d’hommes peut-on donc attendre de leurs enfants ? Et il y a des parents qui s’affichent tellement en petits dieux qu’aucun enfant n’a le courage de dire souvent : « papa, ce que tu fais n’est pas bon, maman, ici ça ne va pas » prétextant la coutume des ancêtres qui préconise l’obéissance aveugle aux parents et qui les rend infaillibles à tout point de vue. Éduqués dans de telles circonstances, les enfants qui se forment par imitation finiront par considérer la fausseté comme une bonne chose, surtout quand les parents sont eux-mêmes des cas sociaux et des hommes ‘‘pas clairs’’. Si donc tout cela s’ajoute à la situation pestilentielle du mensonge dans la société, il est évident que les jeunes gens qui n’ont plus la claire vision de ce qui est vrai et bien se détournent de la voie de la vérité.
Il convient enfin de reconnaître honnêtement que bien de familles chrétiennes s’illustrent dans ce spectre obscur où mensonge et vérité ne semblent pas se distinguer l’un de l’autre. Alors, que convient-il de faire ? Où trouver le lieu où il n’existe pas de truchement, de mensonge et où la liberté réelle et la dignité de l’homme lui sont données ? Peut-être chez les agents pastoraux, ces hommes de Dieu ?
[1] Huenumadji AFAN, « Politique en Afrique : perpétuelle persécution de la vérité », in RUCAO 24, (2005), p. 53.
[2] MBDHP, Rapport sur l’état des droits humains au Burkina Faso, Période : 1996-2002, Imprimerie de l’Avenir du Burkina, pp. 30-59.
[3] Ibidem, pp. 71-75.
[4] Idem.
[5] Conférence épiscopale du Burkina Faso, Église Famille de Dieu, ferment du Monde Nouveau, Orientations pastorales post-synodales, Ouagadougou, 21 janvier 2001, n°36 précise que la société burkinabè « connaît les remous socio-politiques de la civilisation moderne et en présente les tares : violation des droits humains, injustice, détournements, violences de toutes sortes, crimes de sang et crimes économiques, corruption à grande échelle, impunité arrogante, mensonges,… »
[6] Mathieu HILGERS & Jacinthe MAZZOCCHETTI, « Burkina Faso : l’alternance impossible » in Politique Africaine, 101, (2006), p. 5.
[7] Le pape Jean-Paul II, dans son Encyclique Veritatis Splendor, sans parler spécialement d’un pays spécifique rappelle vivement que : « Dans le domaine politique, on doit observer que la vérité dans les rapports entre gouvernés et gouvernants, la transparence dans l'administration publique, l'impartialité dans le service public, le respect des droits des adversaires politiques, la sauvegarde des droits des accusés face à des procès ou à des condamnations sommaires, l'usage juste et honnête des fonds publics, le refus de moyens équivoques ou illicites pour conquérir, conserver et accroître à tout prix son pouvoir, sont des principes qui ont leur première racine - comme, du reste, leur particulière urgence - dans la valeur transcendante de la personne et dans les exigences morales objectives du fonctionnement des États. Quand on ne les observe pas, le fondement même de la convivialité politique fait défaut et toute la vie sociale s'en trouve progressivement compromise, menacée et vouée à sa désagrégation Ps 14,3-4 Ap 18,2-3; 18,9-24. Dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde - la première d'entre elles étant le marxisme -, un risque non moins grave apparaît aujourd'hui à cause de la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et à cause de l'absorption dans le cadre politique de l'aspiration religieuse qui réside dans le coeur de tout être humain : c'est le risque de l'alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile toute référence morale sûre et la prive, plus radicalement, de l'acceptation de la vérité. En effet, " s'il n'existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l'action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l'histoire " » pp. 155-156.
[8] MBDHP, Op. cit., pp.165-172.
[9] « Un employé, ça ferme sa gueule ou ça se limoge» titre le journal Observateur Paalga du 23 Avril 2007 (Cf. http://barro.blog4ever.com/blog/lirarticle-66428-308009.html.)
[10] Vatican II, l’intégrale, Bayard Compact, Paris, 2002, dans Gaudium et Spes, n°27, §3, note que « tout ce qui s'oppose à la vie elle-même, (…) ou encore les conditions de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable: toutes ces pratiques et d'autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis qu'elles corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s'y livrent plus encore que ceux qui les subissent et insultent gravement à l'honneur du Créateur. » pp. 266-267.
[11] MBDHP, op. cit., p. 167 donne des informations intéressantes à ce sujet.
[12] Paul OUEDRAOGO, Le chrétien face à la corruption, le cas du secteur sanitaire dans la ville de Ouagadougou, Grand Séminaire Saint Jean-Baptiste, 2002.
Denis KABORE, Le phénomène de l’exploitation des malades, cas des structures sanitaires publiques de la ville de Ouagadougou, mémoire en théologie, Grand Séminaire Saint Jean, Ouagadougou, 2004.
[13] MBDHP, op. cit., p. 267.
[14] Idrissa OUEDRAOGO, in Observateur Paalga du 24 Avril 2001, p. 8.
[15] Idem.
[16] Jean-Paul II, Lettre aux familles, 1994 Année de la famille, Pierre TEQUI éditeur, Paris 1994 : le Pape y reconnaît qu’« est indispensable, le témoignage de toutes les familles » pour le redressement de la conscience morale et le rétablissement d’une liberté réelle de la personne. p. 10.
[17] Raoul BAZIOMO, L’amitié comme attitude fondamentale et lieu pertinent pour proposer Dieu aujourd’hui, mémoire en théologie, Grand Séminaire Saint Jean Baptiste de Wayalgê, Juin 1998, p. 36.