II. L’A.T. dans l’Apocalypse[i]
On a dit de l’Apocalypse de Jean qu’elle constitue un bon test pour vérifier la connaissance que l’on a de l’Ancien Testament : il y a en effet plus de citations ou de réminiscences des Ecritures que de versets !
L’utilisation que Jean fait de l’AT est originale. En voici quelques caractéristiques :
*A y regarder de près, on s’aperçoit que ce ne sont pas les traductions grecques mais le texte hébreu qui est la source de Jean.
*Jean ne cite pas (ce serait contraire aux lois du genre), il s’inspire librement de l’Ecriture qu’il interprète dans un sens chrétien.
*Il ne retient des textes que les aspects fondamentaux et les plus à même d’éclairer ses développements. Il a donc tendance à les simplifier et à leur donner une dimension universelle qu’ils ne comportaient pas dans leur contexte originel (comparer Ez 1-2 avec Ap 4).
-La technique d’utilisation
Arrêtons-nous à deux procédés plus caractéristiques.
-Une double utilisation du même texte.
Dans sa vision inaugurale, Ezéchiel recevait un livre que Dieu lui donnait à avaler (Ez 2,8). Jean en fait une double utilisation.
*Dans la vision de Ap 5,1s), il s’agit pas d’avaler le livre, mais de l’ouvrir ; le point d’insistance n’est plus, comme en Ez 2,8, l’origine divine du message délivré par le prophète, mais la puissance de l’Agneau qui, seul, pourra ouvrir le livre contenant les desseins divins.
*Dans une autre vision (10, 1-11), Jean doit avaler un livre, exactement comme cela fut demandé à Ezéchiel.
-Fusion de plusieurs textes.
Ap 22, 1-3 est construit à partir d’Ez 47, 1 ; Za 14, 8 et Gn 2, 9.
*Chez Ezéchiel, le motif de l’eau sert à exprimer l’idée d’un renouvellement du peuple de Dieu qu’opérera l’Esprit dans les derniers temps
*Mais en reprenant la Genèse et en y mêlant Zacharie, Jean fait de cette promesse de renouvellement une nouvelle création ayant une dimension universelle, toutes choses que ne comportaient pas l’annonce faite par Ezéchiel.
On voit par cet exemple, quelle connaissance vivante avait Jean de l’Ecriture et comment il a su, en percevant les affinités profondes de textes dispersés, les recréer pour exprimer, dans « une œuvre vigoureuse, animée d’un bout à l’autre d’un souffle unique », comment l’Ecriture est accomplie en Jésus Christ.
III. Méthodes d’interprétation[ii]
Bien des interprètes, au cours des âges, ont cherché à retrouver le fil rouge permettant d’interpréter l’ensemble complexe qu’est le livre de l’Apocalypse. Entreprise titanesque qui a inspiré à TROADEC cette réflexion fort intéressante : Comme devant un coffre-fort aux combinaisons multiples, certaines de ces clés pourtant encore utilisées par des sectes n’ouvrent que des fausses portes et aucune, à elle seule, ne réussit ; plusieurs ouvrent des aperçus intéressants ; ensemble, elles ont chance de nous introduire un peu dans le secret.
Nous passons en revue ces différents systèmes d’interprétation regroupés par A. FEUILLET en sept chapitres.
-L’interprétation millénariste
Cette façon d’interpréter l’Apocalypse part du principe qu’il faut prendre toutes les images du texte au pied de la lettre, l’image paradigmatique étant celle que présente Ap 20, 1-6. Ce texte parle d’un règne terrestre de mille ans (d’où millénarisme ou chiliasme, du grec kilioi = mille) des fidèles avec le Christ, avant la victoire finale et la parousie. Comme l’explique fort clairement VAN DER PLANCKE, cette conception s’origine dans l’astrologie. L’histoire était conçue comme une grande semaine de sept mille ans car, dit le psalmiste, « A tes yeux, mille ans sont comme un jour » (Ps 90, 4). Pour les chrétiens qui ont emprunté cette vision, le millénium du Christ représente le sixième jour de cette semaine du monde. Après ce millénium, on arrivait donc au septième jour, celui du repos éternel et de la jouissance de la nouvelle création[iii].
TROADEC, entre autres commentateurs, pense que ce règne de mille ans désigne sans doute une période privilégiée de l’histoire de l’Eglise, une période particulière ou simplement celle qui va du Christ à la parousie. Ne peut-on pas penser qu’il s’agit de la période qui sépare la mort de chaque chrétien de la fin du monde ? Le millénium commencerait pour chacun après sa propre mort.
-Le système de la récapitulation
Les tenants de cette hypothèse partent du constat que le texte présente des motifs qui, au lieu de s’enchaîner, semblent se juxtaposer, ce qui laisse une impression de continuelle répétition. Ils en tirent la conclusion que les événements décrits ne s’additionnent pas les uns à la suite des autres, de façon chronologique ; il s’agit souvent des mêmes, repris sous une forme différente. Chaque tableau tend à récapituler, à exposer d’un bout à l’autre, l’ensemble de l’histoire du salut.
-Le système de l’histoire universelle
Jean nous décrit, par avance, toutes les grandes étapes de l’histoire humaine jusqu’à la fin du monde, telle est l’opinion de certains interprètes. Ce système de l’histoire universelle se voit vite condamné à l’échec par le démenti continuel de l’histoire dont les évènements ne cadrent point avec ceux que l’interprétation des chiffres contenus dans le texte amène à prévoir.
Peut-être faut-il convenir avec la plupart des critiques que Jean ne veut pas annoncer des événements précis, mais nous aider à découvrir le sens que peuvent prendre nos événements par rapport à l’établissement du Règne de Dieu.
-Le système eschatologique
Selon les tenants de cette hypothèse de lecture, l’auteur de l’Apocalypse ne parlerait que de la parousie, du reste toute proche. S’il est vrai que Jean invite ses lecteurs à comprendre et à vivre le présent en fonction de cet évènement futur de la parousie, on réduirait déplorablement le champ de compréhension du livre en disant qu’il ne parle que de cela. Un autre évènement est constamment à l’horizon de la pensée du voyant, l’évènement passé de la résurrection du Christ, qui doit éclairer et informer également l’actualité des chrétiens et des Eglises.
-Le recours à l’histoire contemporaine de Jean
D’autres commentateurs encore font de l’Apocalypse de Jean une réflexion sur les événements de son temps. L’identification de tel évènement ou de tel personnage de l’époque avec tel ou tel symbole du livre peut être éclairante, pourvu qu’on évite tout « exlusivisme » réducteur. De fait, il y a dans ce recours à l’histoire contemporaine de Jean, une intuition très juste, à condition de ne pas vouloir à tout prix interpréter chaque détail. Mais il est bien certain, par exemple que Jean nous présente, dans une première partie, le passage du judaïsme au christianisme (Ap. 3-11) et dans une seconde, la ruine du paganisme romain (12-20).
-L’analyse littéraire
Cette hypothèse permet à ceux qui la proposent d’expliquer les doublets que comporte le texte actuel de l’Apocalypse qui serait le résultat d’une fusion de deux ou même de plusieurs apocalypses. Le Père BOISMARD en est un des plus éminents représentants. Sans mettre en doute une expérience mystique de Jean, on peut très bien admettre qu’il a utilisé des documents antérieurs (écrits par lui ou par d’autres). Mais si c’est le cas, il faut reconnaître qu’il a su les faire siens. C’est une œuvre très unifiée qu’il nous offre, une apocalypse chrétienne, et la méthode de l’analyse littéraire gagne à s’adjoindre celle de la récapitulation pour une interprétation plus juste du livre.
-La méthode comparatiste
Cette méthode s’emploie à interpréter l’Apocalypse en comparant ses symboles avec ceux qu’utilisaient ses contemporains. Des images mythiques courantes dans le folklore de l’époque, le livre en recèle. Mais c’est surtout l’Ancien Testament qui est la principale source d’inspiration de Jean et c’est là qu’il faut chercher, de préférence, le sens des images dont il se sert.
Avec FEUILLET, on peut tirer la conclusion que l’Apocalypse se présente comme une relecture chrétienne de l’Ancien Testament destinée à éclairer toute l’histoire de l’Eglise (cf. le système de l’histoire universelle) jusqu’à la fin des temps (cf. le système eschatologique) et, avant tout, ces deux événements dramatiques du christianisme primitif (cf. le système de l’histoire contemporaine) : en premier lieu, la rupture du christianisme avec le monde juif incrédule, en second lieu sa rencontre avec la puissance totalitaire, impie et persécutrice, de l’Empire romain.