PREMIERE PARTIE (Ap 1,9–3,22)
LA VISION INAUGURALE DE LA PREMIERE PARTIE (Ap 1,9-20)
LE FILS D’HOMME.
Structure du texte
Le prologue : vv. 9-11
La vision : vv. 12-16
Le message prophétique : vv. 17-20
1. Le prologue
Les circonstances de l’expérience que Jean décrit sont bien précises.
Elle s’est produite en un lieu : l’île de Patmos (petite île dans l’archipel des Sporades : Dodécanèse), lors d’un état intérieur exceptionnel (« je fus en esprit »). Dans le langage du christianisme primitif, la tournure « être (venir à se trouver) en esprit » indique une manifestation sous un mode inhabituel (glossolalie, prophétie…) de l’Esprit Saint toujours présent dans les membres de la communauté. Jean veut nous dire qu’il reçut de l’Esprit Saint qui l’habitait une illumination extraordinaire de type « prophétique » consistant dans un approfondissement charismatique des mystères divins qu’il devait communiquer à autrui. Ce concept de prophétie se trouve également chez Paul (cf. 1co. 14,1 et sv).
L’expression « le jour du Seigneur » peut être entendue comme la célébration liturgique de Pâques. Pour la plupart des commentateurs, à cause du grec kyriakè hèmera (latin dominica dies, d’où vient « dimanche »), c’est le sens le plus probable. La précision : « jour du Seigneur » se réfère sans doute aussi au jugement de Dieu prédit dans les Ecritures. Le jugement de Dieu qu’annonçaient les prophètes en parlant du « jour de YHWH » s’est bel et bien réalisé dans la mort et la Résurrection de Jésus, l’événement que la communauté chrétienne célèbre le « jour du Seigneur ».
Jean entend se rattacher à la grande tradition des prophètes de l’Ancien Testament, lesquels présentent le plus souvent le lieu, le temps et les circonstances où ils ont reçu leurs visions ou la communication de la Parole de Dieu. Ainsi les indications données ici ont une portée spirituelle et symbolique certaine : elles signalent une situation prophétique par excellence. L’île de Patmos en vient à symboliser la condition de solitude caractérisant l’homme que Dieu saisit en vue de lui confier un message à transmettre. Se trouvant à Pathmos comme prisonnier, Jean ne pouvait pas ignorer l’analogie entre sa situation et celle de deux prophètes qu’il cite avec prédilection Ezéchiel qui reçut ses visions à Babylone « parmi les déportés au bord du canal kebar » (Ez. 1,1) et Daniel qui situe lui aussi ses visions au temps de la déportation à Babylone (Dn. 7,1s).
Jean est à Patmos à cause de la Parole de Dieu et du témoignage rendu à Jésus-Christ (1,9). Tout en référant à sa situation personnelle de chrétien persécuté, le texte établit de nouveau un lien avec les prophètes anciens qui, eux aussi, avaient témoigné de la Parole de Dieu et de la venue du Christ et avaient connu pour cela la persécution et la mort (Ac. 6 ; 9-11 ; 11, 3-13). Eux aussi étaient investis par l’Esprit (cf. Ac. 19,10 ; 22, 6) comme prophètes et témoins du Christ qui reviendrait.
2. La Vision : vv. 12-16
Jean se retourne pour « voir la voix » qui parlait avec lui (v.12) (cf. Ex 20,18). Il entend, en effet, derrière lui, une voix qui lui ordonne d’écrire ses visions dans un livre destiné aux Eglises. Alors, il se retourne et, au milieu de sept chandeliers d’or, il voit Jésus Christ (Fils d’homme) qui lui réitère l’ordre d’écrire et lui dicte ensuite les sept lettres (cf. 1,12.20).
La vision de Patmos est en lien avec le prologue : reprise du thème de la transmission de la révélation et reprise de la vision daniélique ; il y a en plus, le fait qu’au début du septénaire des sceaux est rappelée de manière ponctuelle et explicite la première phrase de l’expérience de Patmos.
Par rapport à la figure glorieuse et pleine de majesté du Fils d’homme qui apparaît à Patmos, les autres représentations du Christ que l’on retrouve dans la suite de l’Apocalypse (Agneau, Fils d’homme sur la nuée blanche, Logos à cheval…) sont partielles ou moins éclatantes. La phase représentée dans la vision de Patmos est la plus haute, la phase finale de la « révélation de Jésus Christ »
La double posture de Jean, d’abord de dos, puis de face symbolise les deux phases de la révélation : la première phase s’est déroulée durant l’économie ancienne et a été résumée dans les Ecritures vétérotestamentaires. La seconde s’est produite avec la venue et le ministère de Jésus-Christ.
Il y a continuité dans le temps, car la révélation ancienne prépare et annonce celle que Jésus a apportée. Il y a diversité dans le temps parce qu’on passe de la promesse et de la préparation à l’accomplissement et du signe à la réalité. Il y a aussi un changement d’ordre subjectif, car l’accomplissement des Ecritures par le Christ se comprend à la lumière de la foi, pour celui qui croit. Jean souligne ce saut qualificatif par l’acte symbolique de « se tourner » (« je me retournai… Et étant retourné, je vis… » 1, 12). Après s’être « retourné » et avoir vu le Christ, Jean saisit le sens des Ecritures, qui s’éclairent à travers la personne de Jésus Christ. Nous comprenons alors pourquoi la description du Fils d’homme est tissée de citations, de réminiscences et de symboles bibliques. Et les lettres adressées aux anges des Eglises s’avèrent une explication de textes de l’Ancien Testament par le Christ lui-même à la lumière de sa venue tout en étant lues en leur propre temps, celui de la promesse et de l’attente.
Dans la première scène (1,10s) Jean pense surtout aux grands prophètes de l’économie ancienne : Is. 6 ; Jr. 1 ; Ez. 1-3 ; Dn.7… dont l’expérience se déroule comme suit : jugement, épreuves, salut du peuple. La révélation ancienne est indirecte, donc obscure et imparfaite (cf. Ap.4 et Ap.10 concernant les visions du trône et de l’ange avec le petit livre ouvert) ; tandis que la seconde révélation est directe, claire et complète. Elle éclaire la première avec laquelle elle coïncide en substance.
Ce second volet de l’expérience prophétique de Patmos est centré sur le Fils d’homme apparaissant au milieu des chandeliers (candélabres). Le symbole des candélabres vient de la vision de Za. 4, 1-10, elle-même inspirée de la description du temple faite par Ex.25, 31-40. Il faut comprendre que les sept candélabres sont allumés et que leur destination première est d’éclairer. Si le chandelier à sept branches doit rester allumé toute la nuit « du soir au matin » selon Lév.24, 2-4, c’est pour assurer Israël de la présence lumineuse de Dieu en son sein, même au cœur de la nuit. Les sept lampes sont ainsi les sept yeux de Yahweh présent et vigilant (Za. 4,10). Ce second volet comporte deux parties : une description du personnage et les paroles qu’il adresse à Jean. Celles-ci vont jusqu’à 3,22, incluant la dictée des messages aux églises. Dans cet ensemble, les renvois à l’Ecriture sont particulièrement nombreux.
Dans la vision du Fils d’homme, deux modèles scripturaires, pour le moins sont intégrés l’un à l’autre, mais Jean en présente certains éléments selon son procédé personnel. Le premier modèle commande la structure même du récit. C’est la grande vision d’Ezéchiel (Ez. 1,1−3,22 et s), qui a fourni à Jean un schème pour décrire l’expérience prophétique de Patmos. Le second modèle scripturaire est Dn. 7,12. Chez Daniel, le mécanisme par lequel la transmission de la révélation se fait est plus simple. Jean en tire deux suggestions : l’explication de ce qui a été manifesté comporte deux temps dont le second est plus complet et au cours duquel intervient un interprète supérieur aux précédents. Jean assimile le personnage révélateur au Fils d’homme, qui, en Daniel rejoint le vieillard siégeant sur le trône (Dn. 7,9s et 13-14) et qui représente le Messie. Le Fils d’homme apparaissant au milieu des chandeliers possède à la fois les traits du vieillard (YHWH) et ceux de l’interprète de la révélation définitive (1,13-16).
Pour Jean, Jésus-Christ est ce Fils d’homme, le Messie qu’annonçait Daniel : celui qui vient avec les nuées (cf. Ap.1,7). La vision du Fils d’homme en 1,12 est la reprise qui éclaire et qui approfondit ce que le prologue a déjà posé. D’autres reprises suivront (chap.4 –5 ; 14 ; 19) pour illustrer sous divers aspects la « révélation de Jésus Christ » en tant qu’événement messianique.
Récapitulons-nous : Le Fils d’homme est décrit par Jean avec des traits qu’Ezéchiel et Daniel attribuent à YHWH : il a la tête et les cheveux blancs, symbole d’éternité (1,14 cf. Dn. 7,9) ; les yeux comme une flamme, symbole de son pouvoir de juge universel (1 : 14 cf Dn. 10,6) ; les pieds étincelants comme du bronze fondu, symbole de l’absolue transcendance divine (1,15 ; cf. Dn. 10,6) ; et la voix comme celle des grandes eaux, symbole de l’universalité de la révélation (1,15 ; cf. Ez. 43,2). Le Fils d’homme, Jésus Christ, est donc l’égal de YHWH.
3. Le Message Prophétique : vv. 17-20.
Au chapitre 5, dans la vision de l’Agneau, le rapport entre le Fils d’homme et la divinité est précisé au sens d’une dérivation par le Père (cf. Ap 5,7). Et le symbole de l’Agneau définit le caractère de l’œuvre messianique accomplie par le Fils d’homme, non pas une entreprise politique ou temporelle, mais la rédemption des hommes à travers la mort assumée librement comme sacrifice.
En effet, dans la vision de Patmos, le sacrifice de la croix est déjà inclus. Ce qui prévaut est l’assimilation du Christ à Dieu par la pleine possession des même attributs : éternité, transcendance, domination universelle et pouvoir de juge. Pourtant tout se passe comme si cette condition était le résultat final d’un itinéraire qui, comme tel, s’est déroulé dans l’histoire des hommes, et qui est relatif à l’incarnation du Verbe de Dieu, avec « un avant » et « un après » ainsi qu’« un accomplissement », aboutissement de la révélation première.
Le temps de « l’après » est synthétisé par le Christ lui-même, dans les paroles qu’il adresse à Jean, en un concept unique, c’est le temps d’une vie qui dure à jamais : « je suis le Premier et le Dernier, et le Vivant : j’ai été mort et me voici vivant pour les siècles » (1,17 s). L’accent est mis sur la Vie qui triomphe de la mort. Mais cette victoire n’est pas une pure démonstration de puissance. Elle est finalisée par la rédemption des hommes (cf 1 : 15). Jean tombe à terre comme mort, mais le Christ l’invite à ne pas craindre (1,17 ; cf. Dn. 10,9-12). Par le péché, les hommes sont comme morts ; mais le Christ en les délivrant du péché les fait vivre.
3. 1. Le fils d’homme : roi, prêtre, juge universel
Le Fils d’homme (Jésus Christ) qui apparaît à Jean est vêtu « d’une tunique longue jusqu’aux pieds et ceint à hauteur de poitrine d’une ceinture d’or » (1,13). C’est le vêtement du grand prêtre Hébreu (Ex. 28,4 s) et qui était aussi la prérogative des rois et de leurs dignitaires (1M. 10,89 ; 11,58). La plupart des commentateurs y ont vu un symbole de la royauté et du sacerdoce du Christ. Ce vêtement est porté par le personnage qui donne à Daniel l’explication définitive de ses visions (Dn. 10,5) ; puisque Jean identifie cet être avec le Fils d’homme et donc avec Jésus Messie, le Verbe Incarné, on peut voir dans la ceinture d’or qui ceint la tunique et la personne (dans l’Ap. l’or symbolise ce qui relève de la divinité) une allégorie de l’incarnation rédemptrice dont l’humanité a été affinée par la souffrance comme l’or au creuset pour le salut des hommes.
La « tunique longue jusqu’aux pieds » (terme technique pour désigner le vêtement sacerdotal), laisse entendre non seulement que le Fils d’homme est doué d’un vrai sacerdoce (sacerdoce éternel), mais aussi qu’il a déjà accompli son sacrifice et est entré dans sa gloire : la gloire de la résurrection. Dans cette phase, il est « vivant dans les siècles des siècles », victorieux de la Mort et de l’Hadès (Royaume de la Mort) (1,18). Et il est Roi et Prêtre pour toujours, après avoir accompli le sacrifice par lequel il a rendu à l’homme ses prérogatives d’origine : la seigneurie sur la création (royauté) et le pouvoir de représenter l’univers auprès du créateur (sacerdoce). Comme le montre le Prologue, le Christ a constitué un peuple de rois et de prêtres (1,16), auquel il préside en vertu de son témoignage (sa mort) et en tant que Premier-Né d’entre les morts (sa résurrection : 1,5 cf. Col. 1,15-16).
En cet aboutissement de son itinéraire, le Christ est aussi juge comme le montrent certains passages de l’Apocalypse. Les yeux comme une flamme (1,14 cf. Dn. 10,6) et l’épée acérée à double tranchant qui sort de sa bouche (1,16 ; cf. Is. 11,4 ; 49,2) indiquent respectivement la capacité de pénétrer les secrets les plus profonds et obscurs et celle de trancher entre bien et mal. Significativement, la tradition prophétique associait le jugement de Dieu à l’avènement du Messie. Jésus étant le Messie le jugement divin sur le monde s’est accompli par lui dans le kairos que constitue le moment de sa mort et de sa résurrection. Cette seconde phase où le jugement de Dieu concerne des hommes qui ont recouvré le libre choix entre le bien et mal, entre la mort et la vie, se reflète dans la description de la figure du Fils d’homme.
La première phase, celle qui s’est terminé avec la mort de Jésus, sera décrite dans la suite en particulier dans la vision du Logos de Dieu qui descend du ciel sur un cheval blanc pour rencontrer ses ennemis rangés en bataille (19,11 s). Le Logos aussi a les yeux comme une flamme et dans la bouche une épée à double tranchant (19,12-15) mais le jugement n’a pas encore eu lieu : à la différence du Fils d’homme, le Logos ne porte pas la tunique sacerdotale, mais « un manteau trempé de sang » (19,13), symbole du sacrifice qu’il doit encore subir et son nom royal n’est encore connu que de lui seul (19,12. 16).
3.2. Le mystère des sept étoiles et des sept chandeliers.
Après avoir réconforté Jean en lui disant qu’il a vaincu la mort, le Christ lui réitère son ordre d’écrire le livre (1,19), ordre identique à celui que la voix avait donné (cf. 1,11), mais son énoncé est plus ample et plus précis, ce qui indique une révélation plus complète. De fait, l’ordre donné par le Christ englobe la révélation du « mystère » des sept étoiles et des sept chandeliers (1,20), et ensuite la dictée des lettres (chap. 2-3).
Jésus Christ dit que « les sept étoiles sont les anges des sept Eglises et les chandeliers les sept Eglise » (1,20). Le mot « mystère » nous montre qu’il s’agit de quelque chose qui se rapporte à la réalisation du dessein de Dieu (cf. 10,7 ; 17,5.7). Les anges sont les intermédiaires entre Jésus Christ et l’instrument humain (cf. 1,1) pour la transmission de la révélation, le culte et le gouvernement du monde, durant l’économie ancienne.
En affirmant que les étoiles dans sa main « sont les anges des sept Eglises », le Christ veut dire que leur mission avait eu pour but de préparer la fondation des « sept Eglises » : l’Eglise dans sa totalité, nouveau peuple de Dieu rassemblant toute l’humanité sauvée. Le même message est confirmé dans l’épilogue : « Moi, Jésus, j’ai envoyé mon ange vous attester cela au sujet des Eglises » (22,16). Le texte précise que les anges sont « les anges des sept Eglises », du fait qu’avec la venue Christ leur rôle de médiateurs a cessé ; ils sont maintenant intégrés dans la communauté chrétienne et sont à égalité avec tous les croyants en tant que compagnons de service (19,10 ; 22,9). Ils sont désormais soumis à la domination du Fils d’homme, comme le précise le début de la lettre à Ephèse (2,1).
Quant aux chandeliers ils sont un symbole familier du culte juif et même de l’essence spirituelle du judaïsme. Telle est leur signification dans une vision célèbre de Zacharie (Za 4), représentée par Jean dans l’épisode des deux « témoins » (autre symbole du judaïsme), appelés les deux chandeliers qui se tiennent devant le Seigneur de la terre (11,4). Dire que « les chandeliers sont les sept Eglises » c’est affirmer qu’avec la venue de Jésus Christ et l’achèvement de son œuvre messianique, le judaïsme s’est métamorphosé dans les sept Eglises, dans la totalité du nouveau peuple de Dieu. Telle est le sommet de la « révélation » de Jésus Christ ; le dessein de salut de Dieu en faveur de l’humanité s’est accompli, tel est le sens de toute l’Apocalypse. Comme la lumière émane des candélabres, le message du Christ soude l’Eglise. Toute les Eglises sont autant de candélabres (chandeliers), porte-flambeau de la lumière du Verbe. Elles sont diversifiées, mais une dans la main du Ressuscité.